Le texte de mme B.
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L’intouchable
DENISE BOMBARDIER
Il règne en quelque sorte sur la presse et, en apparence à son corps défendant, il est devenu le moralisateur en chef de fans éblouis par sa plume aussi dévastatrice qu’agile, son intelligence vitriolique et pervertie et son snobisme inclassable et inoxydable. Depuis des décennies, il entraîne ses lecteurs dans des voies savonneuses dont lui seul connaît les issues puisqu’il en définit lui-même les contours.
Monsieur Pierre Foglia, chroniqueur de son métier, est un janséniste à rebours, obsédé d’être systématiquement hors normes, hors pistes et hors catégories. C’est un séducteur abrasif qui, à la manière du carcajou, étripe ceux, nombreux, qui l’idolâtrent. Il fantasme publiquement pour ceux qui le font privément et sa posture est toujours celle du précipice.
Les cloaques, les zones marécageuses, les bouges de tous genres appartiennent aussi à sa géographie personnelle. Il avance sur des terrains minés, indifférent au fait que ceux qui le suivent religieusement perdent un membre dans l’explosion, car sa notoriété et son statut de gourou de tous les affranchissements le mettent, lui, à l’abri des dommages collatéraux. Il ne se mouille pas, il arrose. Par ses écrits, et avec quel style, il prend un plaisir sournois à semer le trouble dans les esprits. Les naïfs n’y voient que du feu, inconscients du mépris qu’il leur distille, et les pervers se régalent.
Monsieur le chroniqueur aime l’idée de pousser toujours de l’avant les limites des tabous et autres interdits. Cette semaine, en voulant vacciner contre l’hystérie (le titre de sa chronique) tous ceux que dégoûte la pédophilie, il bascule dans une banalisation de celle- ci à travers des citations du philosophe René Girard rapportées par une de ses lectrices universitaires. C’est qu’il se protège, monsieur Foglia. Il sait user des commentaires de ses lecteurs (qu’on n’a pas lus, évidemment, d’où l’impossibilité de vérifier les faits) pour parvenir à sa démonstration.
Ainsi, une lectrice lui raconte qu’une amie d’adolescence lui a confié un jour que son père lui avait inséré les doigts dans le vagin. Sa lectrice fut horrifiée, mais elle ajoute que la jeune fille prétendait ne pas être traumatisée et qu’en plus elle n’avait pas détesté cette caresse paternelle. La lectrice concluait en se demandant si sa réaction scandalisée n’avait pas causé plus de dommage à son amie que l’abus du père. Monsieur Foglia cite d’autres témoignages, toujours de lecteurs, qui vont dans le même sens de la banalisation d’actes pédophiles. Ce sont «des voix qui dérangent parce qu’elles disent tout haut des vérités qu’on n’entend jamais», écrit le chroniqueur.
À jouer les Sigmund Freud en s’aventurant dans les abysses de la psychologie des profondeurs avec pour seuls arguments des témoignages de gens dérangeants, parce que dérangés eux-mêmes, il y a un risque de ne plus retrouver la sortie. À trop vouloir singulariser sa pensée, à mettre de l’avant la marginalité et la déviance dans un effet de mode et de tendance, on risque tous les dérapages. Monsieur Foglia, dans ses écrits, n’est pas en train de discourir assis sur sa bicyclette en regardant les prés du Vermont ou dans sa maison de campagne avec sa fiancée et ses voisins. Son délire journalistique, aussi talentueux soit-il, comporte aussi des limites qui sont liées à la responsabilité que doivent assumer ceux qui exercent un métier public.
L’obsession manifeste du chroniqueur pour l’exacerbation a concouru à son succès, mais elle peut aussi finir par entraîner sa perte. À ce jour, monsieur Foglia a réussi à écrire des horreurs, à briser des réputations, à ridiculiser de pauvres gens et avant tout à imposer sa loi: celle du style que des générations d’étudiants en journalisme ont tenté de copier sans son talent, ni sa maîtrise de la langue, qu’il s’est appliqué à déconstruire parfois, luxe que seuls les vrais lettrés se permettent.
Son ton affiné pour mieux trancher la gorge de ses rares contradicteurs sert de défouloir à ceux qui s’écrasent devant toutes autorités, ne pouvant bénéficier de l’immunité de leur gourou. Ce ton construit sur l’arrogance, sur une forme de mépris affiché pour les gens trop lisses, trop maladivement conformistes, ternes ou peureux. Monsieur Foglia impose sa loi aussi par une pensée entièrement au service de sa propre cause et de son propre mythe, et, il faudrait ajouter, de sa propre angoisse. Car les textes du chroniqueur transpirent l’angoisse et c’est sans doute par là qu’il arrive à nous émouvoir parfois.
Monsieur Foglia fait peur. Personne n’ose l’affronter, le contredire et encore moins le ridiculiser. C’est le seul personnage public qui apparaît intouchable et c’est sans doute cette omnipotence qu’on lui reconnaît qui lui permet de signer des textes aussi douteux et pervers que ceux cités plus haut. Mais il y a des failles chez le chroniqueur. Sa haine des boss et des riches dont il épargne ses propres patrons, son dédain des parvenus, des gentils sincères et des vedettes populaires et son attrait pour les forts en gueule et les tordus, à condition qu’ils appartiennent à sa propre mouvance.
Cette semaine, sa prétendue attaque contre l’hystérie antipédophile démonte la mécanique Foglia et le rend moins intouchable
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Le texte de m. Foglia
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Retouches (d’une intouchable)
Froidures hâtives. J’entends Mme Bombardier fredonner que les foglie – prononcez follié, les feuilles en italien; une follia, des follié – que les foglie mortes se ramassent à la pelle, voire à la petite cuillère. Mais non je ne suis pas mort, madame Chose. Seulement un peu embêté de l’obligation que me fait plus ou moins mon entourage et surtout vos ennemis de vous répondre. D’autant plus embêté que dans ce genre de derby de démolition, le second à parler a toujours l’air du benêt qui dit: c’est celui qui le dit qui l’est, gnagnagna.
On me voudrait irrité. Je ne trouve pas irritant que les gens que je n’aime pas ne m’aiment pas non plus. J’ai bien assez d’avoir parfois à souffrir du contraire, je veux dire d’estimer des gens qui ne me le rendent pas, ou peu.
Intouchable, dites-vous? Petite comique. Vous ne connaissez pas mes presque amis.
Vous rappelez-vous, madame, la première fois que nous avons été en contact? C’est par un petit mot de votre main. C’était avant les courriels. Je parlais déjà de livres dans mes chroniques. Vous m’aviez invité, en deux ou trois lignes, à m’intéresser aussi à la littérature d’ici. Vous veniez de sortir votre premier roman autobiographique, mais c’est sûrement un hasard.
Je ne sais pas à qui d’autre vous avez envoyé ce genre de petit mot. Sûrement à plein de monde; à défaut de beaucoup de talent, vous avez beaucoup de persuasion. C’est ainsi que vos médiocres romans vous ont conduite jusque chez Pivot, dans la liste de L’Express. On vous a même remis la Légion d’honneur. Était-ce avant ou après qu’on la remette aussi à Youppi, mon ancien boss?
Du haut de votre gloire, vous avez chié sur le monde entier, puis vous vous êtes pognée avec les Français sur le sujet du cul; déjà, je me souviens vaguement d’un papier vraiment pas gentil dans Libé. Alors vous êtes revenue ici et vous êtes devenue «people». C’est là que j’ai cessé de vous haïr pour vous trouver drôle.
Je me souviens aussi d’un essai que vous avez écrit en collaboration avec un psychiatre qui devait être radié par la suite par le Collège des médecins pour… rappelez-moi donc pourquoi, déjà? Je ne vous reproche pas cette douteuse collaboration. Je m’étonne seulement que vous ayez pu manquer d’intuition à ce point dans son cas, et en montrer autant pour faire mon portrait. Ah si, madame, votre portrait, enfin le mien, est très juste sur bien des points.
Vous me dites snob; c’est épouvantablement vrai. Vous me dites pervers; c’est assez évident. Vous me dites lettré; vous exagérez à peine. Vous me dites intelligent, même très intelligent; j’en rougis, mais bon, j’eusse trouvé plus crédible que cela vienne de quelqu’un qui l’est aussi.
Il n’y a que sur le fond, finalement, qu’on ne s’entende pas.
Je m’excuse, lecteurs, d’y revenir une troisième fois. C’est pas moi, c’est elle.
Je posais dans une première chronique que le Québec est peut-être malade de son cul, par la faute de se l’être trop fait pogner par ses mononcles, d’où le titre: mon oncle Alfred.
Ici, peut-être bien que je déconne. Peut-être bien, comme me le faisait observer un confrère, que le Québec n’est pas plus malade de son cul que le Danemark ou le Cambodge. Tout le monde il est malade de son cul, me disait-il; chacun le soigne à sa façon.
Mettons.
Je n’en repose pas moins ma question: l’hystérique réaction de l’ensemble de la population, quand survient un fait divers de cul impliquant un adulte et un enfant, n’ajoute-t-elle pas au traumatisme de la victime?
Banalisons un tout petit peu, ai-je écrit. Le mot a fait frémir. Je voulais dire qu’il y a des lois, des juges, la DPJ qui fait très bien son travail la plupart du temps; pas la peine d’en appeler au lynchage, pas la peine d’exciter la foule, carnassière d’avance.
Dans la seconde chronique, une petite fille attouchée par son père disait qu’elle «n’avait pas détesté». On me prête d’insinuer que tout est correct puisqu’elle n’a pas détesté. Branchez-vous, madame Chose: ou je suis très intelligent ou je suis un total demeuré. Bien évidemment, le traumatisme est d’autant plus grave, d’AUTANT PLUS GRAVE, que la victime n’a pas détesté; ma question reste la même: l’hystérie collective ne plombe-t-elle pas un peu plus la culpabilité des victimes?
Dans l’actualité en ce moment, deux jeunes, 17 et 18 ans, qui ont perdu la maîtrise de leur char et sont allés tuer une petite fille de 2 ans, Bianca, qui jouait devant chez elle. Calme très plat du côté de l’opinion publique. Personne ne parle d’aller arracher les couilles de ces deux morrons. Fait longtemps qu’il n’y a plus rien à banaliser quand il est question de jeunes qui font les cons dans un char, vroum, vroum; on ne va quand même pas gâcher leur vie pour une bêtise de jeunesse.
Froidures hâtives, disais-je. Jamais le Québec ne m’a paru aussi pâle qu’en cet automne, qui fut pourtant aussi rouge que les autres. Envie de partir. Ce doit être pour cela que je me suis jeté dans toutes ces lectures de voyage en même temps. J’inclus le voyage de Sôseki autour de sa maladie, Le vide et le plein, et les déliés de Bouvier, et pour faire bonne mesure la relecture de Tristes tropiques (1), surtout pour le coucher de soleil des premières pages – des petits coins de l’horizon jouissaient encore d’une vie éphémère et indépendante dans toutes les variantes du rose et du jaune: crevette, saumon, lin, paille… Quand on pense que ce type-là n’était qu’anthropologue; imaginez s’il avait été écrivain comme Mme Bombardier.
(1) Le vide et le plein, de Nicolas Bouvier, Folio. Choses dont je me souviens, de Sôseki, Picquier poche. Tristes tropiques, de Claude Lévi-Strauss, Pocket.
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L’appréciation de J-F Lisée
http://www2.lactualite.com/jean-francois-lisee/mme-b-vs-foglia-enfin-une-bonne-polemique/68/
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